Je pense qu'il faut être doté d'une bienveillance, d'une empathie, d'un sens de l'humain extraordinaires pour s'efforcer d'endosser l'habit de ceux et de celles qui souffrent démesurément. Je pense que la majorité des gens qui font partie intégrante de notre société et des règles qui la codifient, ne sont pas en capacité - faudrait-il déjà qu'elle le désire - de ceux et celles que le hasard, que le destin, que Dieu - peu importe - a fait naître "différents". Je suis de même convaincu que cette majorité de gens, tant qu'elle n'est pas elle-même confrontée à la maladie, au handicap, à la solitude, à l'hostilité, au mépris, aux moqueries, et j'en passe, n'est pas à même de comprendre ou de ressentir dans leur chair, dans leur âme, ou dans leur cœur, le poids de cette différence.
Il est tellement simple de juger quand on n'est pas confronté soi-même au regard des autres du fait de cette différence. Il est tellement facile de condamner ceux et celles qui n'ont pas ou plus la force de se relever pour affronter les épreuves et les difficultés auxquelles ils ou elles devraient se mesurer. Aujourd'hui, dans notre monde, tout n'est que jugement. Aujourd'hui, dans notre monde, on se doit d'être fort, résistant, solide, ou performant, en permanence. Tout ce qui nous entoure est un matraquage continuel afin que notre esprit soit imprégné de ces idées pernicieuses et dévastatrices. Et chacun(e) y va de sa petite phrase ; et chacun(e) explique qu'il faut continuer à faire des efforts, qu'il ne faut jamais baisser les bras.
Mais, qui sont-ils, ces gens, pour se permettre de prononcer de tels jugements ? Qui sont-ils pour oser dire ce qu'ils feraient à notre place ? Car, ils ne le sont pas, à notre place ! Personnellement, je la leur donne volontiers, ma place ; et, en contrepartie, je prends la leur avec joie. Ils verront dès lors vite, alors, que ce qu'ils édictent - de bonne foi, certainement -, n'a rien à voir avec leur perception de la réalité. Ils comprendront vite qu'être différent est une torture qui susceptible d'être assimilé à de la maltraitance. Ils se rendront rapidement compte que ce que j'endure - et tant d'autres avec moi -, est trop lourd à porter quand on est dans une situation telle que celle que j'éprouve quotidiennement.
La plupart de ces gens s’apprêtent à réveillonner en famille, entourés de leurs proches ou de leurs amis. Ils préparent le repas de Noël, déposent les cadeaux destinés aux enfants ou à ceux et celles qui seront présents au pied du sapin. Peut-être un feu de cheminée flambe-t-il à proximité ? Peut-être des chants joyeux résonnent-ils en arrière-fond afin de détendre l'atmosphère ? Peut-être des illuminations et des décorations ornent-elles l'intérieur et l'extérieur de leurs habitations ? Quoi de plus normal, quoi de plus naturel, en vérité ?
La plupart de ces gens oublient que dans la maison au coin de la rue, qu'à un ou deux étages au-dessus ou au-dessous d'eux dans le même immeuble, il y a des personnes qui, pendant ce temps, pleurent et souffrent en silence. Ils oublient qu'il y a des personnes qui, elles aussi, aimeraient être entourées et choyées ; et qui ne le sont pas, qui ne le sont jamais. Et ce n'est pas parce que ces personnes ont de la famille, non loin d'elles parfois, que ça y change quelque chose. Si leur famille n'accepte pas leur différence, si leur famille n'accepte pas que ce sont des personnes en souffrance qui ont besoin de davantage d'attention et de bienveillance que les autres, les tourments et les larmes de ces dernières n'en seront pas moins soutenues.
Il faut ressentir l'amour, la tendresse, l'affection, l'attention, la bienveillance... que l'on vous octroie pour être apte à sortir de son isolement. Je peux en parler, puisque c'est une expérience que j'ai vécue lorsque j'ai été hospitalisé deux semaines pour cause d'effondrement nerveux généralisé. Il a fallu beaucoup de temps, beaucoup de prévenance, beaucoup d'écoute, beaucoup de sollicitude, à mon égard, afin que parvienne à commencer à avoir confiance en ceux et celles qui prenaient soi de ma santé.
Néanmoins, parce qu'ils et elles m'ont accordé de l'importance, parce que j'ai été l'objet d'une attention privilégiée, peu à peu, j'ai réussi à sortir de cette coquille à l'intérieur de laquelle je me cloître habituellement. J'ai recouvré cette envie de m'ouvrir aux autres, ce désir d'être généreux, doté d'empathie et d'humanité envers eux ou elles. Tout ça, juste parce que, pour une fois, c'était moi dont ils ou elles se souciaient vraiment. Juste parce que leurs paroles, parce que leurs actes, parce que leur comportement, parce que leurs réactions vis-à-vis de' ma douleur et de mon désespoir étaient dénués de jugements.
Pas de condamnations ou d'injonctions à accomplir des efforts que je ne pouvais pas fournir ou de sommations à me secouer un peu pour réagir. Mon Dieu, ça faisait des années, des décennies peut-être, que des gens ne m'avaient pas bousculé ; y compris lorsque j'étais à terre. Ça faisait des années, des décennies, que l'homme que je suis véritablement était considéré, respecté, voire honoré. Ca faisait des années que des gens ne m'avaient pas gentiment interrogés en me voyant aligner les phrases sur une feuille, parce que ma passion pour l'écriture reprenait progressivement ses droits. Ça faisait des années, des décennies, que je pouvais parler librement de ma vocation littéraire, que j'avais le droit d'évoquer mon amour des livres, sans être rabroué ou éconduit brutalement.
Aussi, à mon tour, ai-je été en capacité d'écouter les préoccupations et discuter des centres d’intérêts des personnes qui s'occupaient de moi. Et j'en ai été heureux. Parce qu'un échange réel, sincère et respectueux s'était initié entre nous, j'ai réussi à sortir de ma coquille en toute confiance. Ils ou elles accompli ce que très peu autour de moi - si ce n'est un ou deux amis que j'ai parfois au téléphone - n'ont jamais pratiqué : venir vers moi pour que je puisse aller vers eux. Briser le mur de la prison dans laquelle je suis cloîtré pour que je puisse m'en libérer et voir que certaines personnes de l’extérieur valent la peine que j'aille vers elles.
Malheureusement, la plupart des gens "normaux" sont incapables, ou pire, n'ont pas envie, d'agir ainsi. La plupart des gens s'imagine que si c'est facile pour eux, ça l'est forcément pour tout le monde. La plupart des gens se moque de savoir qu'il y a des personnes qui sont malades, handicapées, invalides, souffrantes, tout près de chez eux. La plupart des gens estiment que c'est à ces derniers de fournir des efforts qu'ils sont incapables de satisfaire. Aussi, quand la plupart de ces gens se rendent compte que ces personnes demeurent murées dans le silence ou l'obscurité, elles se disent immédiatement que c'est elles qui ont un "problème" ; que c'est d'elles que viendra la "solution" ; alors que ce n'est pas vrai. Alors que c'est l'inverse en réalité.
La plupart de ces gens ne supposent jamais que c'est de leur comportement, de leur attitude, de leur regard, sur ces personnes différentes, que dépend la capacité de celles-ci à s'ouvrir aux autres. C'est parce que la plupart des gens sera bienveillant à leur égard que ces handicapés, que ces malades, que ces invalides, que ces âmes torturées, oseront faire ce qu'ils n'oseraient jamais faire lorsqu'ils sont laissés de coté. Or, pour entendre, pour comprendre, pour admettre, pour intégrer cela dans son attitude, il est nécessaire d'être doté d'un sens de l'humain qu'énormément de gens, ici ou ailleurs, n'ont pas. Malheureusement…
Dominique Capo